Réflexions autour de deux modèles de positionnement en Espace Rencontre

Dites-moi à quoi vous tendez, pour que je sache ce que vous êtes ? Mais le philosophe peut aussi s’adresser au psychologue sous la forme – une fois n’est pas coutume – d’un conseil d’orientation, et dire : quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si on va en descendant on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police

G. Canguilhem (1958)

La pratique professionnelle et les difficultés rencontrées dans la clinique en Espace Rencontre, qu’elles concernent les usagers ou les équipes, ont nourri mes questionnements autour des notions de cadre et sa place dans les rapports qu’il entretient avec le règlement intérieur d’un Espace Rencontre. Mes réflexions m’ont amené, tout d’abord, à distinguer deux styles d’accueil en Espace Rencontre.

La première démarche semble viser principalement une intervention. Elle poursuit le projet soutenir la parentalité, elle se veut une médiation, un encouragement à l’usager de trouver ses propres solutions. Cette approche ambitionne d’être un soutien. Aussi, on cherchera plus volontiers à favoriser en parallèle des rencontres les entretiens individuels. Le positionnement clinique ici pourrait être entendu comme celui d’une proposition d’étayage. L’idée principale est que les rencontres en ER permettent au parent (visitant le plus souvent) de cheminer par rapport à sa place, voire ses responsabilités.

            Est-ce là le rôle d’un psychologue en ER ? Je l’ignore. Néanmoins, le sérieux professionnel rend indispensable, me semble-t-il, de réfléchir à la place que l’on prend et aux références sur lesquelles on s’appuie lorsque l’on se pense pouvoir offrir un soutien à la parentalité. 

            Certains intervenants se reconnaissent dans une démarche qui se veut apporter du soutien et faire évoluer les situations, voire faire cheminer les usagers.  Il me semble essentiel, dans tous les cas, que l’intervenant en ER s’intéresse au registre et la généalogie dans lequel s’inscrit l’idée d’un soutien à la parentalité. C’est encore plus vrai pour les psychologues qui considèrent les dimensions inconscientes du psychisme. Il s’agira d’affirmer et d’assumer la pertinence d’un pas de côté face aux demandes afin de considérer les pressions exercées à son endroit. Celles de l’institution judiciaire ne sauraient attendre autre chose du psychologue que de sursoir à une mission d’évaluer les « capacités parentales » des usagers qui rejoignent celles de certaines familles « Il faut que x ou y comprenne ceci ou cela »… un classique en ER !  

            Sans analyse de la demande, il apparaît difficile de distinguer le rôle du psychologue de celui d’autres professions intervenant de ce secteur (assistant social, éducateur … etc).  

            Un second modèle se revendique de la neutralité. La neutralité est bien évidemment un fantasme. Cette démarche s’entend plutôt comme une recherche d’un positionnement visant à réduire la dysmétrie impliquée par les places de chacun en ER. En d’autres termes, il s’agit de désamorcer le sentiment d’« atmosphère carcérale » qu’implique le dispositif parfois vivement ressenti ainsi par les parents visitant. La recherche de neutralité vise à favoriser l’écoute et laisser place à la « surprise clinique » trop souvent obstruée par le rapport à un « savoir psychologique ». De quoi s’autorise-t-on pour prétendre dire comment faire avec un enfant ?

            Ce modèle cherchera plutôt à situer la place de chacun dans le dispositif et à souligner la place de l’association mandatée pour organiser les rencontre dans le parcours judiciaire… Sa désignation intervient après les débats. L’association est neutre d’un point de vue formel. elle n’est évidemment pas neutre du point de vue du transfert, tant du côté des parents que du côté des équipes dès la lecture des jugements ou des entretiens préliminaires.

            Dans ce positionnement, l’ordonnance du juge est posée en extériorité, un jugement auquel nous sommes nous aussi soumis. Nous sommes là pour que puisse avoir lieu la rencontre … au même titre que les locaux et les horaires. 

            Le jugement est le véritable référent de la rencontre. Il vaut pour tous. Il est le motif de notre présence et le référent de nos actions.

Dans ce modèle, le soutien ne fait pas partie à priori de la mission des intervenants de l’ER. Cependant, les actions visant un soutien ne sont pas exclu pour autant. Loin de là. Ce qui sera important, selon moi, c’est d’essayer de rendre compte des éléments transférentiels, des demandes des usagers ou d’autres éléments qui auront gouvernés à quitter notre neutralité pour intervenir.

En résumé, le premier modèle s’autorise d’une certaine place qui légitime dans « l’avant-coup » la future intervention là où le second modèle visera à favoriser la réflexion « après-coup » sur cette dernière.

L’association met en œuvre les conditions de la possibilité des rencontres, les lieux, les calendriers, le personnel, mais aussi des modalités de fonctionnement dont le règlement intérieur est un outil indispensable.  

            Le règlement est un outil de l’organisation des rencontres, il constitue un repère et un appui concret à nos actions.

            Le règlement opère également comme une boussole clinique. En effet, quand un usager, transgresse le règlement, qu’il joue avec ses limites, qu’il le respecte scrupuleusement, qu’il se révolte contre ou encore l’accepte sur une modalité « oui mais… », ce sont là autant d’éléments susceptibles enrichir nos réflexions cliniques sur les dynamiques individuelles et familiales à l’œuvre.

            Mon expérience m’amène à penser que le modèle de soutien – dans lequel un intervenant légitime dans « l’avant-coup » une intervention qui s’appuierait sur un « savoir » (lequel ?) et une légitimité (son diplôme ?) oriente vers un certain rapport au règlement intérieur. Le règlement est entendu comme étant le cadre, et son dépassement est souvent l’objet d’une focalisation. J’ai constaté dans ma pratique combien ses effets sont délétères. Par-delà l’ornière que de se retrouver à cheval sur les points du règlement et à devoir faire la police, c’est surtout une perte de repères en ce sens que c’est la dimension de boussole clinique du règlement qui n’est dès lors plus efficiente.

            Cette fonction de boussole ne se limite pas aux repérages des dynamiques à l’œuvre chez les usagers, elle concerne tout autant les intervenants de l’ER. Le respect absolu et rigide du règlement, tout comme le non-respect de certains points de la part des intervenants devraient, à mon sens, être, là aussi, sources de réflexions cliniques. Il s’agit de repérer ce qui a gouverné à ce que l’intervenant ait décider de passer outre le règlement sur un de ses points. Dans tous les cas, le sujet du rapport au règlement ne saurait être évacué.

            Respecter le règlement ne consiste aucunement à l’appliquer à la lettre. Il s’agit d’un respect plus proche du sens de considération ou encore de reconnaissance.  On pourrait dire que respecter le règlement c’est simplement de rendre compte  de nos actions quand la clinique nous amène à une entorse à ce dernier aussi bien qu’à son application brutale.  

Pour aller un peu plus loin, il me semble fertile d’opérer une distinction entre transgression et affranchissement.

La transgression constitue en elle-même une reconnaissance de la règle car elle s‘inscrit dans une dialectique avec cette dernière. « La transgression organisée forme avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale [1]» .

L’affranchissement en est l’exact contraire en ceci qu’il exclut un individu du rapport commun à la règle. On dit d’un mafieux qu’il est un affranchi, l’expression faire sa Loi prend ici tout son sens. Bref, sauf à recevoir Tony Soprano en séance, nous savons, en tant que clinicien, que s’affranchir de la règle commune résulte d’une opération psychique qui institue, sur un point au moins, une forme de toute-puissance.

Le respect du règlement (entendu comme sa considération ou sa reconnaissance) est la base sur laquelle peut prendre place le cadre. Le cadre sera entendu ici comme prenant sa source dans la subjectivité du psychologue; sa morale, sa sensibilité, son tact, son éthique, ses références, ses interprétations, son choix concernant la forme d’accueil en ER. Ce cadre subjectif s’articule, de fait, avec les règles qui fondent et organisent les rapports sociaux.

Transgresser la règle n’est en rien un « problème ». Serge Leclaire écrit « Si le psychanalyste devait se donner des lois, de transgresser serait, assurément, son commandement premier. Loin de n’être que cette infraction éminemment coupable, la transgression est, en fait, un acte fondamental et fondateur … en quoi l’on peut dire que tout l’art du psychanalyste passe nécessairement par l’exercice de ce mouvement de franchissement[2]»… Si le franchissement est souhaitable, le « a » privatif du terme « affranchissement »prend ici toute sa dimension : Dans l’affranchissement il n’y pas de franchissement puisqu’il signe l’abolition de la règle.

« Transgresser c’est passer au-delà, franchir une limite qui instaure un ordre. Le franchissement annule l’ordre présent pour en instaurer un nouveau, inscrivant par-là même une nouvelle limite à franchir[3] ». Transgresser le règlement, peut être un franchissement nécessaire et argumenté qui instaure un ordre en fonction de la clinique.  S’affranchir du règlement, peut, pour sa part, révéler un véritable débordement de la dimension subjective.

En résumé, il me semble que cette distinction entre deux notions trop souvent confondues, le cadre et le règlement, est essentielle à notre clinique.  La considération du règlement est le socle sur lequel le cadre, c’est à dire la subjectivité du psychologue, trouvera alors à s’exprimer. S’accrocher de manière rigide s’affranchir du règlement brisent la dialectique qu’il entretient avec le cadre. L’accrochage rigide incline vers un certain effacement subjectif (« c’est pas moi, c’est le règlement »). A l’inverse, s’affranchir du cadre signe une prédominance du subjectif qui fait disparaître la règle. Dans les deux cas, il n’y a plus d’espace pour la rencontre.


[1] G. Bataille, L’érotisme, Paris, Editions de minuit, 2004, p.72

[2] S. Leclaire, « À propos d’un fantasme de Freud : note sur la transgression », Revue L’Inconscient, n°1, Paris, PUF, 1967, p. 32.

[3] Filloux Janine, « La transgression de la psychanalyse et dans la psychanalyse », Topique 1/ 2009 (n° 106), p. 35.

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